vendredi 17 septembre 2010

la cohérence des valeurs

J'ai trouvé la citation suivante sur le site d'un cabinet de conseil spécialisé en éthique. «Les valeurs d’un individu ou d’une collectivité ne se présentent pas isolées, juxtaposées ou en désordre. Au contraire, elles sont liées les unes aux autres, elles sont interdépendantes, elles forment un système…» (Rezsohazy 2006). Je ne connais pas le contexte de cette citation, qui n'est pas rappelé par les rédacteurs des contenus du site en question.

Cette citation sonne juste. Pourtant un peu de réflexion et d'introspection suffit à montrer qu'elle est fausse. Considérez vos propres valeurs. Je suppose que la liberté y figure en bonne place, ainsi que l’égalité (c’est la même chose pour moi). Comme le philosophe canadien Will Kimlicka le souligne dans son excellent livre sur Les théories de la justice, ces deux valeurs sont au coeur des "intuitions morales" que nous partageons. A l'évidence, il y a une contradiction patente entre la liberté et l'égalité, contradiction si féconde, d’ailleurs, qu’elle a produit de grandes oeuvres philosophiques (par ex. Théorie de la justice, de John Rawls). On ne peut rendre les individus plus égaux sans restreindre leur liberté. Or, un "système" est un tout cohérent : les contradictions en sont exclues par définition. Donc ni vos valeurs ni les miennes ne forment un "système", au sens requis par la citation.

Le travail sur les valeurs (l'éthique, en un sens particulier) est essentiel en entreprise. Essentiel pour clarifier et justifier la vision auprès des parties prenantes, notamment des collaborateurs. Essentiel, aussi, pour prévenir un certain nombre de risques. Ce travail peut prendre la forme de l'élaboration d'un socle cohérent, d'un "système" de valeurs. Mais, ce qui vient d'être dit suggère que notre esprit tolère la confusion et la contradiction entre les valeurs. (C'est a fortiori vrai pour une organisation, dont les valeurs sont issues de celles partagées par ses membres.) Et donc que rendre cohérent un ensemble de valeurs, pour construire un “système" de valeurs au sein d’une entreprise, est, tout comme la philosophie d'ailleurs, fondamentalement "contre nature". Bien sûr, les êtres humains sont les champions du "contre-nature". Mais c'est parce qu'ils connaissent et maîtrisent, dans une certaine mesure au moins, leur nature.

Nous ne sommes pas habitués à réfléchir sur nos valeurs, et encore moins à tenter d’y introduire de la cohérence. ll faut donc se doter d'outils intellectuels spécifiques, par exemple en adaptant ceux de la philosophie, pour accompagner efficacement le travail sur les valeurs dans l’entreprise.

jeudi 9 septembre 2010

court-termisme et stratégie

On entend souvent dire que le problème actuel des entreprises est qu'elles ne se préoccupent pas assez du long terme, pour des raisons soit structurelles (l'intérêt exclusif des actionnaires), soit conjoncturelles (la crise). J'ai moi-même parfois relayé cette affirmation, avec l'idée que l'accomplissement d'une stratégie ne se réalise que sur le long terme et que les entreprises doivent donc définir et chercher à atteindre des objectifs de long terme.

Pourtant, je pense qu'il s'agit d'une erreur. Le court-termisme des entreprises, non seulement n'est pas irrationnel, mais constitue même l'attitude la plus naturelle et la plus intelligente qui soit. En particulier parce que cette attitude leur permet, si elles discutent avec leurs parties prenantes (pas seulement leurs actionnaires), de traiter aussi les problèmes de long terme, qui ont tous des ramifications dans le présent.

A partir de l'importance supposée du long terme, on pourrait d'ailleurs formuler une objection assez sérieuse à l'encontre de la vision "spontanéiste" de la stratégie que je défends.
Il y aurait deux prémisses:
(1) La spontanéité est liée au court terme.
(2) Une stratégie a besoin de temps pour se déployer.
La conclusion est facile à tirer : l'art de la spontanéité ne peut être un art de la stratégie.

Je n'ai rien à redire à la prémisse (1). Oui, le temps de la spontanéité est court, limité au présent et à son horizon. Oui, un comportement spontané est aveugle aux conséquences indirectes et lointaines. La spontanéité est liée, intrinsèquement liée même, au court terme.

Mais, contre (2) : l'environnement économique est tellement instable que les stratégies n'ont (plus) jamais le temps de se déployer en entier - elles sont rapidement redéfinies, elles changent de sens. De plus, dans les faits, ce sont les premiers pas qui comptent. Ce sont eux qui retentissent, dans la "communauté" des parties prenantes. Celle-ci prendra soin de leur donner suite, si bien sûr elle leur donne un sens positif (ce qui doit être l'objectif principal des dirigeants). Donc le court-termisme est la règle, et c'est une règle sage, finalement, puisqu'elle reflète le rôle, toujours plus grand, des parties prenantes.

C'est avec un horizon de court-terme qu'il faut concevoir les stratégies désormais. Savoir réagir de façon créative dans l'instant, tout en maintenant la cohérence de ses actions (son identité dans le temps et l'unité de son éco-système), et trouver ainsi les meilleures stratégies du présent. Voilà, en résumé, tout l'art de la spontanéité.

Un besoin de subjectivité

De retour après une longue trêve estivale propice à l'introspection.

Avec le recul, je constate une sorte d'inadéquation. Difficile de trouver le ton juste. "Personnel" ne veut pas dire "intimiste". Ni bloc-note, ni journal intime de mes projets professionnels, quel besoin ce "blog professionnel à tonalité personnelle" cherche-t-il à satisfaire?

Je dirais que c'est le besoin d'une réflexion pleinement subjective sur des questions pleinement professionnelles. Par exemple :
- l'élaboration et la mise en oeuvre des stratégies,
- l'accompagnement du changement,
- le développement des ressources humaines et des talents,
- l'impact du web social sur les organisations.

Cette réflexion subjective prend la forme d'une réflexion sur sa propre pratique (pratique de consultant, ici). C'est donc essentiellement un "travail sur soi", comme disait Wittgenstein, un des grands philosophes du XXème siècle, à propos de la philosophie.

Il y a beaucoup de veille sur le web autour des questions qui viennent d'être mentionnées. Beaucoup de veille, beaucoup d'idées. Beaucoup de choses intéressantes. Beaucoup d'observateurs et d'analystes. Mais peu de subjectivité, peu de sujets. Et peu de "travail sur soi".

Pourtant, il est illusoire de vouloir aborder ces questions comme s'il s'agissait de questions techniques, objectivement caractérisables et maîtrisables. Tout au contraire, il s'agit de questions ouvertes, riches, ambiguës, créatives. Et les réponses adéquates résident avant tout dans la force et la cohérence de la vision subjective des "décideurs".

Mais "subjectif" ne veut pas dire "individuel"! Plus il y a de sujets impliqués, plus le point de vue subjectif développé a des chances d'être à la hauteur des défis à relever. D'où l'importance déterminante de l'échange d'idées et du partage d'expériences. D'où la nécessité aussi d'adopter, dans les organisations, des modes de gouvernance plus communautaires, plus démocratiques.

D'ailleurs, une organisation, coalition (communauté?) d'acteurs aux intérêts divergents et aux frontières labiles, n'est-elle finalement autre chose qu'une forme particulière de subjectivité collective? Et le rôle principal du consultant n'est-il pas d'en articuler la vision?